Macédoine

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mardi 5 septembre 2023

Si tu savais

   Depuis son plus jeune âge les femmes attiraient son regard. Il aimait cette sensualité se dégageant d’elles, cette fragrance encore inconnue de son enfance. En la regardant se mouvoir entre les tables du café il se rappela ces instants de profondes jouissances lorsque vers l’âge de quatre ans, aux pieds d’une femme, après le lui avoir demandé — mais qui était-ce ? Son souvenir ne discernait que ces jambes qu’il caressait, le visage s’absentant dans l’oubli, ne sachant plus que distinguer l’objet de sa passion printanière — de bien vouloir le laisser mettre les bas qu’elle s’apprêtait à enfiler. Son rire ruisselait toujours dans les sous-bois de sa mémoire, comme en cet instant magique où elle accepta ce jeu d’enfant. Il ressentait encore dans sa paume le soyeux de la matière ; il entendait le crissement extrêmement léger de la soie ; il devinait toujours le galbe du mollet qu’étreignait sa main contraignant le vêtement à l’intimité de la chair, malgré çà et là quelques légères béances qu’il s’efforçait de comprimer, jeune esthète insatisfait de son œuvre.

   Elle s’était assise non loin de la table où refroidissait le moka d’Éthiopie que le vieil homme avait pour habitude, chaque matin, de venir déguster, ici, dans ce décor de formica où il s’attardait parfois pour observer les employés des bureaux voisins venir s’y détendre. Il la connaissait, sachant jusqu’au diminutif avec lequel ses collègues de la banque la hélaient. Peut-être même lui avait-il déjà parlé à “Caro”, lui prêtant le journal ou pronostiquant le temps de la journée. Mais ce matin, il regardait sa silhouette s’éloigner vers le fond du bar, d’un pas rapide et volontaire, femme dans la quarantaine au corps ondoyant avec juste ce qu’il fallait de rondeurs éclatantes. Ses cheveux méchés flottaient comme l’espérance.

   Toujours il avait désiré ces femmes à l’acmé de leur plénitude. Plus jeunes, elles sont légères, passagères et insouciantes; plus âgées, elles commencent à gémir. La femme de quarante ans est au sommet de sa beauté, de son désir et de ses certitudes. D’ailleurs, la première qu’il connut, celle qui sut mieux que toutes lui enseigner l’art d’aimer, qui sut maîtriser ses ardeurs, prolonger sa jouissance, c’était elle, la femme dans l’été de sa vie. Celle qui lui dit aussi, tendrement, ce qu’il fallait de ce soupçon de générosité pour ne pas songer qu’à sa jouissance et donner à l’autre ce plaisir qu’il aimait recevoir. Il devait avoir seize ans, et des amis de ses parents, venus une après-midi de septembre, s’étaient attardés jusqu’à ce qu’il revînt du lycée. Il s’était assis dans le canapé près de l’épouse, ce canapé étroit où la béatitude de la sentir si proche l’envahissait, s’approchant insensiblement de ce corps généreux dont il sentait la cuisse frôler la sienne. Elle ne s’éloigna pas; sa chaleur le pénétrait, raffermissant sa velléité de presser un peu plus son genou contre le sien, puis s’en éloigner et s’en rapprocher encore. Elle répondit par un contact léger de la main dans le mouvement naturel du corps se replaçant sur un siège. Cette main qu’il put prendre un instant pour la quitter, la caressant. La suite ne fut que longs mois de plaisir.

   Il en avait aimé de ces femmes, symboles de la terre nourricière, Cérès généreuses aux offrandes somptueuses qu’il avait su dompter, apprivoiser, assouplir et laisser lascives et attendries, indolentes et apaisées dans l’abandon des paupières closes et des pommettes délicatement roses.

   Puis le temps avait semé sa mauvaise herbe sans qu’il s’en aperçût véritablement. Il avait poursuivi la quête de son Graal au hasard de ses rencontres sans songer un instant que l’âge le conduisait vers le déclin. Mais elle était là aujourd’hui. Elle revenait vers lui avec ce sourire aussi pétillant qu’un vin d’Italie, une grâce aussi parfaite que celle de Vénus peinte par Botticelli. De nouveau le feu embrasa sa passion, et malgré le miroir posé le long du mur, il lui sourit et bredouilla quelques mots : “nous pourrions peut-être nous revoir ailleurs”. En les prononçant, il devina qu’ils étaient stupides. Il voulut toutefois qu’elle répondît “oui”, mais le sourire n’abandonnant pas son regard, elle lui susurra gentiment, oh ! très gentiment, qu’elle ne pouvait pas. Pour la première fois, il n’insista pas, las peut-être ou subodorant que l’image qu’il avait entrevue dans le miroir n’avait pas été son complice. Décidément son moka était devenu trop froid pour le finir et l’apprécier. L’abandonnant, il se leva tout en s’excusant auprès d’elle. “Mais non, ne vous excusez pas”, lui dit-elle avec cette intonation qu’il nota comme une souffrance en elle, car son sourire s’évanouissait.

   “Si tu savais, petite”, se disait-il en s’éloignant, “tout le bonheur que j’aurais pu te donner”. La tendresse l’étreignit, à le faire frissonner. Il était heureux pourtant et les passants n’étaient que des ombres. Oui, si tu savais !

dimanche 3 septembre 2023

Mine de rien

          1

   Elle s'était assoupie dans la tiédeur d'un vieux fauteuil alors qu'il la regardait, femme âgée désormais dont les jours un à un, stériles, inutiles, profondément ankylosés, se vidaient au stock de son temps. Que restait-il d'elle dans cette apparence pitoyable d'une déchéance physique mais plus encore spirituelle ? Rien de ce visage rieur apparaissant quelquefois au travers la brume du souvenir ou resplendissant sur le papier jauni des photos noir et blanc d'un passé rayonnant.

   Sa mère somnolait tout le jour, absence entrecoupée de moments dichotomes où la parole surgissait incompréhensible sur des lèvres aux baisers toujours tendres.

   " Si mon père te voyait " susurra-t-il aux confins de la tristesse, " lui qui t'aima sans doute plus que tu ne l'aimas, ou du moins d'un amour égoïste – mais qu'en sais-je exactement ? Comment un enfant peut-il percer le secret de ce binôme géniteur hors quelques scènes vécues, accroupi attentif et apeuré dans l'escalier résonnant de leurs disputes ? – et qui jamais, malgré le succès qu'il avait auprès des femmes, ne se permit le moindre écart d'une fidélité promise. "

   " Maman, où es-tu maman ? soupira-t-elle soudain.

   — Que dis-tu, maman ?

   — J'appelle ma mère, elle devait venir.

   — Mais enfin maman, tu sais bien que grand-mère n'est plus là. Tu as rêvé peut-être.

   — Oh ! C'est vrai.

   Elle se leva, brouillée murmura-t-elle par ce rêve, ajoutant " J'ai faim ! " se dirigeant d'un pas frottant le carrelage vers ce qu'elle nommait " ce qui est rouge et bon ", la confiture qu'elle dégusta par petites cuillérées, petit Claude l’écoutant marmonner, comme autrefois à ses frères ou ses sœurs, les incitant à manger : une pour papa, une pour maman.

   Elle avait oublié son rêve, ne vivant plus que l’instant surgissant d’un passé révolu.

   Alors les souvenirs, maelstroms réels ou fictifs, balayèrent la mémoire de l’enfant devenu vieux, au regard de sa mère fixant la porte d’une éternité qui s’entrouvrait lentement.


          2


   Lorsqu'il revenait du lycée petit Claude avait faim. Quelle que soit l'heure de son retour – car en ce temps-là les horaires des cours jouaient à cache-cache avec ceux du temps libre et il n'était pas rare qu'une heure sans étude séparât les leçons de maths ou de français. Il en profitait alors pour sortir de l'établissement, ses pas le conduisant vers le pâtissier très proche où il achetait rituellement une espèce de baba au rhum en forme de pomme – quelle que soit donc l'heure de son retour à la maison, il dévorait.

   Son sac posé dans l'entrée, il monopolisait la cuisine pour chauffer une grande casserole de café au lait dans lequel, chaud et versé dans un bol, il plongeait longuement les tranches d'une baguette craquante chargées de beurre et de confiture. Il n'en laissait que quelques miettes qu'il abandonnait sur la table.

   " Mange ! " lui disait sa mère, " tu ne sais pas qui te mangera. "

   Petit Claude aujourd'hui la regarde et se dit que la déchéance lentement la grignote.

         

          3


   Petit Claude et son frère sont assis, attentifs, dans l’escalier qui mène aux chambres d’où l’on entend quelques bruits. Petit Claude n’est pas d’humeur joyeuse et les genoux à hauteur de poitrine, la tête penchée sur les bras croisés, il maugrée en son for intérieur.

   C’est que son univers se bouleverse et la journée fut morose. En revenant du lycée l’agitation régnait sous le toit maternel. À peine put-il goûter; le pain manquait et le reste de lait dans la bouteille en verre ne suffisait pas à son appétit juvénile. On ne se préoccupait plus de lui, il en était contrit.

   Les bruits dans la chambre du haut s’estompèrent peu à peu. Il n’entendait plus que l’écoulement de l’eau au robinet : le médecin devait se laver les mains alors que des cris fusèrent soudain.

   “Écoute-moi ça ! ” marmonna-t-il à son frère, sans surprise, comme un homme qui sait, “on dirait un chat qui miaule ! ”

   Leur mère venait d’accoucher.


          4

  

   Petit Claude est amoureux. Cynthia habite dans le château où ils sont invités aujourd’hui. Le colonel américain qui commande la base loue, à une vieille famille de la ville, la grande bâtisse et le parc tout autour. Pendant que les parents bavardent dans une langue qu’il comprend mal, lui et son frère jouent avec Cynthia. Elle possède une magnifique voiture dont ils se disputent la conduite dans les allées gravillonnées bordées d’arbres immenses ; la voiture, toute rouge, roule seule ; nul besoin d’actionner des pédales, son moteur n’est pas les jambes des enfants, il est électrique. C’est merveilleux.

   Mais Cynthia, qui se lasse déjà, les entraîne vers une salle du château où elle pénètre sans prêter attention aux multiples jeux qui la meublent. C’est la caverne aux trésors somptueux. Jamais son frère et lui n’ont vu tant de choses avec lesquelles ils peuvent s’amuser, eux pour qui Noël précédent n’avait apporté qu’un simple jouet de bois ; il y a ici des trains, des dînettes, des tentes, des objets qu’ils n’ont jamais vus, comme cet immense écran blanc posé devant une boîte grise ou la grande armoire aux formes arrondies dans laquelle ils trouvent des sodas frais. Tout est émerveillement, ils en restent béats.

   Malgré les paroles – incompréhensibles, elle parle trop vite – de Cynthia, les enfants s’installent sur des chaises et admirent sur la toile tendue des images qui bougent. C’est un film muet où l’acteur, sans jamais sourire, ne fait que des bêtises qui les font rire comme des enfants heureux.

   Et petit Claude est heureux, il vit un conte magnifique assis à côté de Cynthia, sa princesse trônant au milieu de trésors inconnus. Parfois, tout en riant, il se penche vers elle et frôle son épaule. Cette nuit il rêvera qu’il la sauve d’épouvantables dangers, seule, perdue dans un bosquet, pleurant plus que de raison.

   Mais surtout, demain, il demandera qu’on lui achète un projecteur.


          5


    Quand il revint de la colonie de vacances Petit Claude pleura, à faire sourdre à nouveau le ruisselet tari par la sécheresse estivale, derrière la maison.

   “Qu’as-tu ? demandait sa mère anxieuse.

   — Laisse ! répondait dans un sourire son psychologue de père. Ça passera !

   Non, ça ne passera pas ! pensa-t-il, soudain rageur.

   C’était son premier vrai chagrin d’amour.

   En revenant d’une marche dans les montagnes basques, elle s’était mise derrière lui et l’avait attiré vers elle avec son écharpe, se collant à son dos en l’embrassant dans le cou. Son cœur s’était transformé. Ils s’étaient pris par la main, avaient laissé les autres s’éloigner et profitant de cette apparente solitude avaient échangé un long baiser, doux, tendre et brûlant. Son premier vrai baiser. Son premier véritable amour. Et il n’acceptait pas de ne plus la voir, la caresser, l’embrasser. C’était si bien avec elle. Il pleurait, mais aussi il s’irritait.

   Dans l’autobus qui les ramenait du Pays basque, lorsqu’elle était descendue au premier arrêt et qu’elle lui avait dit au revoir en souriant, il aurait tant aimé la garder près de lui. On s’écrira, lui avait-elle murmuré. Jamais il ne reçut une quelconque lettre.

   “Elle ne sait peut-être pas écrire”, philosopha son frère mis dans la confidence.

   Puis les jours passèrent et l’oubli déposa son ombre sur le visage aimé. Pas tout à fait pourtant. Comme ce soir où, seul avec sa mère enfin endormie, il revoyait la petite silhouette brune à ses côtés.

   Plus tard, lorsqu’il devait connaître tant de ruptures, l’ombre se dissipait et faisait rejaillir cette infinie tristesse que partageait une irréductible colère.

   L’amour, décidément, ne lui était pas propice et il triomphait mieux dans les jeux de ballon, en bas de la rue, sur le terrain vague où les filles n’étaient pas admises.

   Il n’aurait plus manqué que ça !

dimanche 15 août 2010

Conte du jardinier

   C'est l'histoire d'un jardinier qui régnait en maître sur un carré de terre grand comme un hexagone de poche, obtenu on ne sait trop comment, par manœuvres et promesses indélicates, semble-t-il. Il passait ses journées à regarder l'herbe pousser et en compter les brins, car il n'avait guère d'autre préoccupation, n'ayant aucun don pour la culture et surtout aucune disposition à s'instruire pour transformer sa jachère en riche potager, en petit parc à la française, en roseraie ou encore en jardin d'agrément. Simple d'esprit, il contemplait ses brins d'herbe et les comptait. Rien ne ressemble plus à un brin d'herbe qu'un autre, même si certains sont plus verts, plus grands, plus petits, plus prolifiques, réussissent mieux dans l'éclosion ou encore végètent par manque de soleil ou d'eau. Après tout, ces brins sont constitués d'éléments chimiques parfaitement identiques et seules d'infimes modifications architecturales dans leur composition font que certains de ces brins présentent des couleurs différentes. Globalement cependant, pour des yeux non pervers, ils se ressemblent.
  

   Notre jardinier, qui, à l'inverse, ne comptait pas ses heures à les recenser, s'était adjoint une cohorte de limaces pour le seconder dans cette tâche ingrate qui consistait à vouloir éradiquer les brins d'herbe qui ne lui convenait pas. Figurez-vous qu'il avait constaté que, immigrant d'un carré voisin, quelques brins de ce qu'il appelait de la mauvaise herbe, de la graine d'ivraie, venaient se glisser, portés par un vent dominant, entre les brins de son herbage. Sur les quelque soixante-cinq millions de tiges ligneuses, pâquerettes, bleuets et autres fleurs des champs qu'il était parvenu à mettre en friche — c'est vous dire son arpent — il en dénombrait, grosso modo, huit mille cinq cents qui n'étaient pas à sa convenance — c'est vous dire encore si le taux d'envahissement était proche de zéro. Nulle herbe voisine ne s'en était émue d'ailleurs, croissant paisiblement sans pâtir du manque d'espace ou d'engrais, exploitant différemment les ressources terriennes sans jamais se le reprocher mutuellement jusqu'à ce qu'il vocifère, perché sur un escabeau, dans un porte-voix dont la clameur décoiffa le crâne bien rond et chevelu des pissenlits qui envoyèrent de plus belle leurs akènes profiter des propriétés voisines. Mais il s'agit d'une histoire secondaire que notre jardinier ne voulait pas divulguer, se concentrant sur sa marotte : le renvoi de ces plantes indésirables. On s'est posé la question de savoir si tout cela n'était pas prémédité. Nous n'en dirons pas plus pour le moment.
  

   Comme il n'était pas aisé de reconnaître une si petite population herbeuse perdue dans l'immensité toute relative de son fief, il ordonna aux limaces susmentionnées — car il savait leur parler — d'aller à leur recherche et d'être sans pitié. Tout brin d'herbe ne correspondant pas aux critères de son herbier ne devait plus végéter devant son regard dédaigneux de la liberté des herbes. Les limaces devaient ronger les tiges jusqu'à la racine, de gré ou de force, afin qu'elles disparaissent. Comme il y avait autant, voire plus, de limaces que de ces herbes folles, le travail fut vite accompli. Toutefois, par un étrange phénomène non dépourvu d'ironie et uniquement compréhensible à celui qui sait réfléchir, personne ne put constater de différence avant et après le nettoyage herbicide. La scrofulaire et la pulicaire, qui s'étaient effarouchées dans un premier mouvement de rejet somme toute concevable pour des herbes peu amènes, en restèrent coites un bref moment puis réclamèrent un surplus de mesures lessivantes dans le sursaut d'égoïsme qui les caractérise. Les limaces s'activèrent, firent beaucoup de bruit (si tant est qu'une limace soit démonstrative), exécutèrent les ordres à la satisfaction du jardinier et se trouvèrent subitement démunies lorsque toutes les herbes montrées du doigt furent réexpédiées vers le néant d'où elles provenaient. On pense, sans en être sûr, que ces mollusques lorgnèrent également vers certaines tiges d'herbe autochtones, n'hésitant pas à vouloir les déchoir de leur statut indigène pour mieux s'en nourrir. Après tout, songeaient ces sbires, quelle que soit l'herbe le dîner est toujours plantureux.
  

   Les propriétaires des prairies voisines contemplaient en s'esclaffant tout ce remue-ménage, irraisonné et totalement stérile. Comme s'il n'y avait pas mieux et plus urgent à s'occuper, répétaient les esprits sensés, d'autant, ajoutaient-ils, que les limaces, en mangeant les herbes engloutissent aussi leurs graines insensibles aux sucs gastriques qui, dans les excréments qui suivent naturellement la digestion, trouvent le terreau idéal à toute semence pour une croissance libre et spontanée dans un aller et retour des plus naturel. Conséquemment, rien n'y fit, ni les limaces ni les moulinets colériques et exterminateurs du torquemada en chef dont on se riait sans se gêner tant il était devenu ridicule, certaines tiges s'en tordant sans vergogne, et la jachère hexagonale, peu de temps après, présenta la même physionomie que précédemment pour la plus grande joie des partisans d'une beauté multicolore et soucieux d'une liberté herbue.
  

   S'il y a une morale à cette courte fable, chacun saura la commenter. Pour ma part je préfère une prairie très contrastée à un gazon trop uniforme, la diversité, cet engrais de l'avenir, enrichissant autant le sol que la pensée

lundi 14 septembre 2009

La rupture

   Après qu'il l'eut abandonnée comme on met au rebut une conserve périmée, Monsieur Paul* — comme ses employés le nommaient, révérencieux — pensait bien ne jamais la revoir. Mais elle s'accrochait la garce ! Il s'était imaginé qu'on pouvait agir avec une femme comme on agissait avec ses salariés. Dès que l'un d'eux venait à lui déplaire, et les raisons pouvaient être nombreuses et variées, comme l'oubli d'un salut ou un sourire qu'il jugeait irrespectueux, sournois à son égard, il œuvrait si bien qu'il n'avait nulle nécessité de le renvoyer, l'homme, ou la femme le plus souvent, partait de sa propre volonté. Il faut dire qu'il avait une disposition de l'esprit qui le portait naturellement vers l'odieux et sans jamais paraître autre que souriant, avenant, prévenant, choisissait toujours les mots qui convenaient pour blesser sans en avoir l'air.

   D'une simple volte-face, l'attention qu'il exhibait la minute précédente se transformait en dédain et il devenait hasardeux de demeurer en sa compagnie. Les pires avanies fleurissaient comme pâquerettes au printemps, l'imagination plus prompte à torturer qu'à développer ses affaires. Il n'en avait guère besoin, elles tournaient toutes seules.

   C'était en cela un homme parfaitement heureux, une espèce de fonctionnaire de l'épicerie.

   Si ce n'était cet amour passager dont il ne parvenait à se défaire. Depuis deux ans qu'il la connaissait et qu'ils se rencontraient chaque fin de semaine, le samedi après-midi, car il ne souhaitait pas empiéter sur ses nuits et elle n'aurait pu l'envisager en raison d'un mari soupçonneux, régularité aussi bien réglée que l'onctuosité du moteur six cylindres de sa Mercedes avec laquelle il la rejoignait dans l'hôtel de luxe où il réservait une chambre à l'année, il n'avait pas pris conscience qu'elle s’y était habituée comme un caniche à sa pâtée donnée à heure fixe. Aussi, lorsqu'en cette soirée de septembre, après lui avoir adressé une lettre de rupture, il fut tout surpris de sa réaction lacrymale, abondante et intarissable qu'elle offrit au combiné téléphonique, qu'il tenait d'une main impatiente, pour toute réclamation. Elle était malade d'amour, cela ne convenait pas à son esprit commercial qui voulait qu'on ne s'attachât pas aux objets achetés puisqu'il fallait bien les revendre. D'ailleurs elle était demeurée dans son stock depuis suffisamment longtemps pour penser à la mettre sur le comptoir des promotions. Il ne comprenait pas sa réaction ; du moins ne cherchait-il pas. Elle avait fait son usage, il était temps de passer à autre chose de manière plus sérieuse. Comme envisager une relation avec la caissière en chef dont il se demandait si elle ne le truandait pas parfois. Il voulait une réponse à cette lancinante interrogation et ce n'était pas cette femme, rencontrée par hasard au cours d'un dîner, qui allait l'en empêcher.

   Depuis qu'elle revenait chaque jour dans le magasin avec l'espoir de l'y trouver, dès qu'il l'apercevait, il s'enfuyait, contournant les gondoles, vers la réserve dont la porte se refermait sur son absence qu'elle meublait de ses jérémiades auprès des vendeuses. Cela devenait importun et il subodorait qu'à terme serait nuisible à son image d'homme avenant. Il fallait y mettre un point final, comme on dresse un bilan de fin d'activité. Il résolut de lui écrire.

   "Ce sera sans doute mon dernier message que tu…" commença-t-il d'une plume dont l'allégresse se figea tout aussi rapidement. Comment allait-il poursuivre ? D'ailleurs, fallait-il la tutoyer ou la voussoyer ? Il opta pour le vous, lui semblant plus approprié à la nature des événements ; plus cérémonieux, par conséquent plus définitif. Il reprit un feuillet et récrivit.

   "Chère amie, ce sera vraisemblablement la dernière lettre que j'aurai le plaisir de vous adresser". Vraisemblablement ? Pourquoi diable laisser augurer l'improbable ? C'était encore entretenir l'espoir. Il biffa l'adverbe ainsi que la fin de la phrase.

   "Chère amie, recommença-t-il une troisième fois, ce sera la dernière missive (il aimait ce terme) que je vous enverrai.

   En effet, il n'est pas acceptable que vous veniez m'importuner jusqu'en mes établissements puisque je vous ai fait savoir que désormais plus rien ne devait subsister entre nous.

   Certes je vous ai aimée (il s’interrogea longuement sur l’accord du participe passé avec avoir et opta pour le féminin qui renforçait le fait), du moins je le pense, mais comme le dit le dicton, tout passe, etc. Tout bonheur à une fin, si tant est que ce fut un bonheur pour vous aux réflexions que vous saviez me faire de ne pas être suffisamment attentif à votre personne (il songea que la tournure était un peu lourde, mais ne corrigea pas). Depuis maintenant un mois que je vous ai donné congé, il ne se passe pas un jour sans que vous veniez me relancer. Ne pensez-vous pas que c'est désormais suffisant, un peu comme un préavis, pour pouvoir envisager et accepter cette réalité ? (le commerçant resurgissait).

   Vous m'avez dit l'autre soir que je vous avais jetée comme une vieille chaussette. N'exagérons rien, vous n'êtes pas si vieille et l'avenir a pour vous encore quelques jours devant lui (ça ne lui convenait guère, mais il poursuivit) et je reste persuadé que vous saurez me remplacer aussi rapidement que je vous ai quittée. D'ailleurs je vous y engage, pour votre moral et votre sérénité. De plus il me serait fort désagréable d'en informer Monsieur votre époux dans le cas où vous envisageriez de me poursuivre de vos assiduités. Auquel cas je me verrai contraint de rompre le contrat qui me lie avec sa société (ça, c'était envoyé, se dit-il avec un plaisir qui se prolongea en frissons).

   Oubliez-moi comme je vous ai oubliée et vous verrez que tout se déroulera naturellement, pour votre bien comme pour ma tranquillité. Adieu donc."

   Il manque quelque chose, marmonna-t-il relisant son courrier. Ai-je été assez odieux pour qu'elle ne m'importune plus ? La question posée n'attendait aucune réponse, il l'était de façon si instinctive qu'il n'avait nul besoin de forcer son talent. L'artiste parvenait au sommet de son art.

   Héritier d'une dynastie de commerçants, les êtres n'étaient pour lui qu'esclaves corvéables à merci. À l’instar d'une espèce d'émir fortuné dont il approuvait les frasques lues dans la presse. Adolescent, il avait su picoter le cou d'une femme de ménage avec la pointe d'une lame de couteau chauffée, lui, Monsieur Paul, à cause qu'elle refusait ses avances. Son père l'avait bien sermonné, mais mollement et la fille était partie. La suivante fut plus compréhensive. Un émir, il avait la fibre émiratie bien qu'il détestât les Arabes ; sauf les riches devant lesquels il se courbait lorsqu'ils pénétraient dans son commerce si modeste.

   Il manque quelque chose, insista-t-il dans son désir d'être sans concession. Il fallait qu'il appuyât sur la douleur. Guérir le mal par le mal. C'était cela.

   Alors en bas de la page il ajouta :

   PS : "ne m'écrivez pas, je ne répondrai pas à votre prose ; ne me téléphonez pas ni ne venez me voir, je vous ferai jeter dehors par mes vigiles. Encore un mot, ne tentez pas de chantage au suicide, ça ne marchera pas avec moi, faites-le."

   Ce qu'elle fit. Il n'en éprouva nul étonnement quand il l'apprit puisqu'il le lui avait conseillé et nulle componction puisque au fond, c'est ce qu'il pensait être le meilleur remède.

   * "Monsieur Paul" est un nom d'emprunt. Sa véritable identité est Franck Theopopoulos, français d'origine grecque par son père et ne possède aucun commerce. Actuellement chef de service au sein d'une collectivité territoriale, il espère une promotion grâce à sa grande compétence. En effet, la majorité des fonctionnaires qu'il dirige sont femmes et, misogyne les considérant avec le même intérêt qu'un poète un livre de comptes, il n'hésite jamais à mettre en pratique les suggestions de ses supérieurs, le félicitant de l'excellente tenue de son unité qui exécute le même travail avec moitié moins de personnel que lorsqu'il en prit la direction. En revanche le suicide de cette femme est parfaitement réel et les journaux, quotidiennement, nous en relatent d'autres exemples.

mardi 23 septembre 2008

Petit conte érotique

   Dans le train corail qui l’emmenait de Bordeaux à Montpellier, il s’était assis au creux d’un fauteuil spacieux de velours rouge des premières, dans le sens de la marche, au fond du wagon. Dès qu’il s’était installé, dépliant le journal du jour, il l’avait vue, frêle silhouette en tailleur gris, le regard absorbé par le va-et-vient incessant des passagers sur le quai, son visage sans maquillage aussi opalescent que la peau de ses jambes qu’elle avait su croiser dans ce geste qui l’avait ému, relevant délicatement le bas de sa jupe pour laisser entrevoir une cuisse parfaite et qu’il fixait désormais, balise du plongeur en apnée. Elle était assise à quelques sièges, en diagonale, face à lui de l’autre côté du passage. Deux ou trois couples bavardaient, disséminés dans le silence feutré du wagon. Il ne la quittait plus des yeux, le journal abandonné sur les genoux, espérant qu’elle tourne enfin son visage vers lui pour mieux contempler ce fragment lunaire où il aurait aimé alunir. Elle regardait toujours le paysage qui commençait à défiler, le corail s’éloignant de la gare Saint-jean, mais il devina, au jeu de son pied qu’elle sortait, en alternance du balancement de sa jambe, de son escarpin noir découvrant un talon lisse comme un savon parfumé, qu’elle savait qu’il la déshabillait.

   Le voyage se poursuivait dans le roulis monotone des roues hoquetant sur les rails. Il avait repris la lecture du journal, puis abandonné, levant par instants les yeux vers elle. Un moment leurs regards se métissèrent, quelques secondes, une éternité, se fixant mutuellement pour se détourner et revenir. Le sifflement du train, aux abords d’un passage à niveau ou d’une gare, estompa ce nuage d’espérance fugace. De sa serviette de cuir il sortit quelques documents qu’il annota fiévreusement. Il écoutait les chiffres parler d’eux-mêmes, lorsqu’une voix douce multiplia les pourcentages qu’il alignait. Elle était à ses côtés lui demandant s’il n’avait pas un stylo à lui prêter. Ce qu’il fit volontiers, lui offrant en prime un sourire de vélin blanc. La regardant s’éloigner et ses pupilles palpant la rondeur de ses fesses que moulait sa jupe étroite, il alluma une cigarette, cet anxiolytique alors permis et délivré sans prescription.

   Elle revint quelques minutes plus tard, rapportant le stylo, sur lequel était roulé un morceau de papier; elle posa l’ensemble sur la tablette du fauteuil. L’écriture était fine mais irrégulière, le roulis du train y étant pour plus que l’émotion qu’elle avait pu ressentir à écrire les mots qu’il contenait.

   “Ne me regardez pas dans les yeux ; ne regardez que ma main qui va me faire jouir ; j’aime qu’on me voie jouir ; j’aime exciter des hommes comme vous, que je ne connais pas, qui me plaisent ; mais ne me regardez pas dans les yeux ; regardez que mon corps ; moi, je vous regarderai.”

   Longtemps il garda dans sa serviette de cuir ce petit mot d’abandon d’une femme sans tabous. Puis sans doute s’envola-t-il avec d’autres papiers au hasard des documents qu’on rejette.

   Elle s’était enfoncée dans le nid douillet de velours rouge, le regard le scrutant dans l’attente que ses paupières s’abaissent vers le haut de ses jambes qu’elle étendait lentement. Puis sa main glissa le long de son corps, caressant sa poitrine, son ventre et se posant sur la jupe au niveau de son sexe. Écartant ensuite légèrement les cuisses, la jupe se relevant au-dessus des genoux, elle passa la main sous la serge grise et commença ce mélodieux mouvement de va-et-vient dont il devinait seulement le tempo mais constatait le crescendo dans l’étirement et le repli des jambes, le bombement du ventre et la crispation du corps. Il aperçut la finesse blanche d’une dentelle, disparaissant subitement lorsque son regard croisa le sien alors que le train s’époumonait en sifflant, crissant, hurlant et fumant en traversant une gare d’où quelques enfants levaient les bras.

   Elle cessa et tourna son visage vers la vitre, l’incarnat du plaisir modelant son lavis sur les joues.

   Puis elle se leva, se dirigea vers la porte vitrée du wagon qu’elle ouvrit pour se tenir debout sur la plate-forme et fumer. Il la suivit. Ils s’embrassèrent sans se préoccuper de savoir si les autres passagers, à les voir, souriaient. Elle se serra contre lui à sentir son sexe se dresser, hampe dans la tempête. “Caresse-moi les fesses” lui dit-elle. “Serre-les fort dans tes mains. J’aime sentir des mains d’homme sur mon corps. J’aime échauffer un homme, l’exciter”. Il s’accomplit dans cette tâche, sans rechigner, sans atermoiement, touchant enfin ce corps qu’il savait ferme et tendu. Leurs langues se liaient, rageusement, goulûment. “Mets ta main sous ma jupe, et prends mes fesses, serre-les”. Ce qu’il fit en se baissant vers elle, touchant sa cuisse, remontant le long jusqu’au pli de la fesse qu’il palpa délicieusement. “Veux-tu que nous allions dans les toilettes ? ” susurra-t-il laconiquement. Elle refusa, les caresses étant pour elle l’étape de la découverte. Elle voulait savoir ce qu’il valait, le jauger, l’apprécier. Ils continuèrent longtemps cette palpation du corps, ce cheminement anatomique, de la nuque au dos, des seins au ventre, du sexe où il s’attarda la faisant jouir une seconde fois, son corps se dépliant entre ses bras. De sa langue à ses fesses, il n’y eut que le pied qu’il ne sut atteindre, le regrettant par la suite car il le savait menu et aux doigts soignés mais nerveux. Jusqu’à Toulouse, où l’arrêt se prolongeant vit le wagon s’investir de bagages nouveaux.

   Ils regagnèrent leurs places, mais elle vint s’installer peu de temps après dans le siège à côté du sien. Ils continuèrent à se caresser épisodiquement et calmement. Elle dévoila quelques bribes de sa vie. Elle revenait de quelques jours de vacances sur la côte royannaise où son mari — car elle était mariée — et elle y possédaient une villa. Elle aimait son mari, et pour rien au monde ne l’aurait quitté. Mais il lui fallait plus. Elle aimait le contact de sa chair sur la chair des hommes. C’était ainsi, et ne luttait contre. Il ne sut pas si elle le lui avait avoué. Elle lui donna son nom, il ne le retint pas. Elle lui indiqua le site de rencontre où elle était inscrite sur minitel. Il essaya bien, quelques jours plus tard, de se connecter mais n’y parvint pas. Peut-être un jour se reverront-ils sur la côte charentaise.

   Le contrôleur annonça l’arrivée à Montpellier. Le train pénétra sous le grand hall sombre de béton, puis stoppa dans le crissement du fer, le long des quais en sous-sol. Cette gare est triste comme un jour de novembre. Il la suivit dans les escaliers les menant vers la sortie, caressant du regard, une dernière fois sans doute, ces fesses qu’il aurait aimé étudier plus longuement. Ils ne se parlaient plus. Déjà elle s’en allait rejoindre celui qui l’attendait. Son chemin la mena vers l’hôtel où il descendait habituellement, et lorsqu’il s’arrêta devant la porte avant de la pousser, il espéra qu’elle se détourne un instant pour lui dire au revoir, et peut-être, qui sait, la voir revenir ce soir. Elle marchait indifférente, son sac de voyage si lourd dans sa main frêle.