Dans le train corail qui l’emmenait de Bordeaux à Montpellier, il s’était assis au creux d’un fauteuil spacieux de velours rouge des premières, dans le sens de la marche, au fond du wagon. Dès qu’il s’était installé, dépliant le journal du jour, il l’avait vue, frêle silhouette en tailleur gris, le regard absorbé par le va-et-vient incessant des passagers sur le quai, son visage sans maquillage aussi opalescent que la peau de ses jambes qu’elle avait su croiser dans ce geste qui l’avait ému, relevant délicatement le bas de sa jupe pour laisser entrevoir une cuisse parfaite et qu’il fixait désormais, balise du plongeur en apnée. Elle était assise à quelques sièges, en diagonale, face à lui de l’autre côté du passage. Deux ou trois couples bavardaient, disséminés dans le silence feutré du wagon. Il ne la quittait plus des yeux, le journal abandonné sur les genoux, espérant qu’elle tourne enfin son visage vers lui pour mieux contempler ce fragment lunaire où il aurait aimé alunir. Elle regardait toujours le paysage qui commençait à défiler, le corail s’éloignant de la gare Saint-jean, mais il devina, au jeu de son pied qu’elle sortait, en alternance du balancement de sa jambe, de son escarpin noir découvrant un talon lisse comme un savon parfumé, qu’elle savait qu’il la déshabillait.

   Le voyage se poursuivait dans le roulis monotone des roues hoquetant sur les rails. Il avait repris la lecture du journal, puis abandonné, levant par instants les yeux vers elle. Un moment leurs regards se métissèrent, quelques secondes, une éternité, se fixant mutuellement pour se détourner et revenir. Le sifflement du train, aux abords d’un passage à niveau ou d’une gare, estompa ce nuage d’espérance fugace. De sa serviette de cuir il sortit quelques documents qu’il annota fiévreusement. Il écoutait les chiffres parler d’eux-mêmes, lorsqu’une voix douce multiplia les pourcentages qu’il alignait. Elle était à ses côtés lui demandant s’il n’avait pas un stylo à lui prêter. Ce qu’il fit volontiers, lui offrant en prime un sourire de vélin blanc. La regardant s’éloigner et ses pupilles palpant la rondeur de ses fesses que moulait sa jupe étroite, il alluma une cigarette, cet anxiolytique alors permis et délivré sans prescription.

   Elle revint quelques minutes plus tard, rapportant le stylo, sur lequel était roulé un morceau de papier; elle posa l’ensemble sur la tablette du fauteuil. L’écriture était fine mais irrégulière, le roulis du train y étant pour plus que l’émotion qu’elle avait pu ressentir à écrire les mots qu’il contenait.

   “Ne me regardez pas dans les yeux ; ne regardez que ma main qui va me faire jouir ; j’aime qu’on me voie jouir ; j’aime exciter des hommes comme vous, que je ne connais pas, qui me plaisent ; mais ne me regardez pas dans les yeux ; regardez que mon corps ; moi, je vous regarderai.”

   Longtemps il garda dans sa serviette de cuir ce petit mot d’abandon d’une femme sans tabous. Puis sans doute s’envola-t-il avec d’autres papiers au hasard des documents qu’on rejette.

   Elle s’était enfoncée dans le nid douillet de velours rouge, le regard le scrutant dans l’attente que ses paupières s’abaissent vers le haut de ses jambes qu’elle étendait lentement. Puis sa main glissa le long de son corps, caressant sa poitrine, son ventre et se posant sur la jupe au niveau de son sexe. Écartant ensuite légèrement les cuisses, la jupe se relevant au-dessus des genoux, elle passa la main sous la serge grise et commença ce mélodieux mouvement de va-et-vient dont il devinait seulement le tempo mais constatait le crescendo dans l’étirement et le repli des jambes, le bombement du ventre et la crispation du corps. Il aperçut la finesse blanche d’une dentelle, disparaissant subitement lorsque son regard croisa le sien alors que le train s’époumonait en sifflant, crissant, hurlant et fumant en traversant une gare d’où quelques enfants levaient les bras.

   Elle cessa et tourna son visage vers la vitre, l’incarnat du plaisir modelant son lavis sur les joues.

   Puis elle se leva, se dirigea vers la porte vitrée du wagon qu’elle ouvrit pour se tenir debout sur la plate-forme et fumer. Il la suivit. Ils s’embrassèrent sans se préoccuper de savoir si les autres passagers, à les voir, souriaient. Elle se serra contre lui à sentir son sexe se dresser, hampe dans la tempête. “Caresse-moi les fesses” lui dit-elle. “Serre-les fort dans tes mains. J’aime sentir des mains d’homme sur mon corps. J’aime échauffer un homme, l’exciter”. Il s’accomplit dans cette tâche, sans rechigner, sans atermoiement, touchant enfin ce corps qu’il savait ferme et tendu. Leurs langues se liaient, rageusement, goulûment. “Mets ta main sous ma jupe, et prends mes fesses, serre-les”. Ce qu’il fit en se baissant vers elle, touchant sa cuisse, remontant le long jusqu’au pli de la fesse qu’il palpa délicieusement. “Veux-tu que nous allions dans les toilettes ? ” susurra-t-il laconiquement. Elle refusa, les caresses étant pour elle l’étape de la découverte. Elle voulait savoir ce qu’il valait, le jauger, l’apprécier. Ils continuèrent longtemps cette palpation du corps, ce cheminement anatomique, de la nuque au dos, des seins au ventre, du sexe où il s’attarda la faisant jouir une seconde fois, son corps se dépliant entre ses bras. De sa langue à ses fesses, il n’y eut que le pied qu’il ne sut atteindre, le regrettant par la suite car il le savait menu et aux doigts soignés mais nerveux. Jusqu’à Toulouse, où l’arrêt se prolongeant vit le wagon s’investir de bagages nouveaux.

   Ils regagnèrent leurs places, mais elle vint s’installer peu de temps après dans le siège à côté du sien. Ils continuèrent à se caresser épisodiquement et calmement. Elle dévoila quelques bribes de sa vie. Elle revenait de quelques jours de vacances sur la côte royannaise où son mari — car elle était mariée — et elle y possédaient une villa. Elle aimait son mari, et pour rien au monde ne l’aurait quitté. Mais il lui fallait plus. Elle aimait le contact de sa chair sur la chair des hommes. C’était ainsi, et ne luttait contre. Il ne sut pas si elle le lui avait avoué. Elle lui donna son nom, il ne le retint pas. Elle lui indiqua le site de rencontre où elle était inscrite sur minitel. Il essaya bien, quelques jours plus tard, de se connecter mais n’y parvint pas. Peut-être un jour se reverront-ils sur la côte charentaise.

   Le contrôleur annonça l’arrivée à Montpellier. Le train pénétra sous le grand hall sombre de béton, puis stoppa dans le crissement du fer, le long des quais en sous-sol. Cette gare est triste comme un jour de novembre. Il la suivit dans les escaliers les menant vers la sortie, caressant du regard, une dernière fois sans doute, ces fesses qu’il aurait aimé étudier plus longuement. Ils ne se parlaient plus. Déjà elle s’en allait rejoindre celui qui l’attendait. Son chemin la mena vers l’hôtel où il descendait habituellement, et lorsqu’il s’arrêta devant la porte avant de la pousser, il espéra qu’elle se détourne un instant pour lui dire au revoir, et peut-être, qui sait, la voir revenir ce soir. Elle marchait indifférente, son sac de voyage si lourd dans sa main frêle.