Après qu'il l'eut abandonnée comme on met au rebut une conserve périmée, Monsieur Paul* — comme ses employés le nommaient, révérencieux — pensait bien ne jamais la revoir. Mais elle s'accrochait la garce ! Il s'était imaginé qu'on pouvait agir avec une femme comme on agissait avec ses salariés. Dès que l'un d'eux venait à lui déplaire, et les raisons pouvaient être nombreuses et variées, comme l'oubli d'un salut ou un sourire qu'il jugeait irrespectueux, sournois à son égard, il œuvrait si bien qu'il n'avait nulle nécessité de le renvoyer, l'homme, ou la femme le plus souvent, partait de sa propre volonté. Il faut dire qu'il avait une disposition de l'esprit qui le portait naturellement vers l'odieux et sans jamais paraître autre que souriant, avenant, prévenant, choisissait toujours les mots qui convenaient pour blesser sans en avoir l'air.

   D'une simple volte-face, l'attention qu'il exhibait la minute précédente se transformait en dédain et il devenait hasardeux de demeurer en sa compagnie. Les pires avanies fleurissaient comme pâquerettes au printemps, l'imagination plus prompte à torturer qu'à développer ses affaires. Il n'en avait guère besoin, elles tournaient toutes seules.

   C'était en cela un homme parfaitement heureux, une espèce de fonctionnaire de l'épicerie.

   Si ce n'était cet amour passager dont il ne parvenait à se défaire. Depuis deux ans qu'il la connaissait et qu'ils se rencontraient chaque fin de semaine, le samedi après-midi, car il ne souhaitait pas empiéter sur ses nuits et elle n'aurait pu l'envisager en raison d'un mari soupçonneux, régularité aussi bien réglée que l'onctuosité du moteur six cylindres de sa Mercedes avec laquelle il la rejoignait dans l'hôtel de luxe où il réservait une chambre à l'année, il n'avait pas pris conscience qu'elle s’y était habituée comme un caniche à sa pâtée donnée à heure fixe. Aussi, lorsqu'en cette soirée de septembre, après lui avoir adressé une lettre de rupture, il fut tout surpris de sa réaction lacrymale, abondante et intarissable qu'elle offrit au combiné téléphonique, qu'il tenait d'une main impatiente, pour toute réclamation. Elle était malade d'amour, cela ne convenait pas à son esprit commercial qui voulait qu'on ne s'attachât pas aux objets achetés puisqu'il fallait bien les revendre. D'ailleurs elle était demeurée dans son stock depuis suffisamment longtemps pour penser à la mettre sur le comptoir des promotions. Il ne comprenait pas sa réaction ; du moins ne cherchait-il pas. Elle avait fait son usage, il était temps de passer à autre chose de manière plus sérieuse. Comme envisager une relation avec la caissière en chef dont il se demandait si elle ne le truandait pas parfois. Il voulait une réponse à cette lancinante interrogation et ce n'était pas cette femme, rencontrée par hasard au cours d'un dîner, qui allait l'en empêcher.

   Depuis qu'elle revenait chaque jour dans le magasin avec l'espoir de l'y trouver, dès qu'il l'apercevait, il s'enfuyait, contournant les gondoles, vers la réserve dont la porte se refermait sur son absence qu'elle meublait de ses jérémiades auprès des vendeuses. Cela devenait importun et il subodorait qu'à terme serait nuisible à son image d'homme avenant. Il fallait y mettre un point final, comme on dresse un bilan de fin d'activité. Il résolut de lui écrire.

   "Ce sera sans doute mon dernier message que tu…" commença-t-il d'une plume dont l'allégresse se figea tout aussi rapidement. Comment allait-il poursuivre ? D'ailleurs, fallait-il la tutoyer ou la voussoyer ? Il opta pour le vous, lui semblant plus approprié à la nature des événements ; plus cérémonieux, par conséquent plus définitif. Il reprit un feuillet et récrivit.

   "Chère amie, ce sera vraisemblablement la dernière lettre que j'aurai le plaisir de vous adresser". Vraisemblablement ? Pourquoi diable laisser augurer l'improbable ? C'était encore entretenir l'espoir. Il biffa l'adverbe ainsi que la fin de la phrase.

   "Chère amie, recommença-t-il une troisième fois, ce sera la dernière missive (il aimait ce terme) que je vous enverrai.

   En effet, il n'est pas acceptable que vous veniez m'importuner jusqu'en mes établissements puisque je vous ai fait savoir que désormais plus rien ne devait subsister entre nous.

   Certes je vous ai aimée (il s’interrogea longuement sur l’accord du participe passé avec avoir et opta pour le féminin qui renforçait le fait), du moins je le pense, mais comme le dit le dicton, tout passe, etc. Tout bonheur à une fin, si tant est que ce fut un bonheur pour vous aux réflexions que vous saviez me faire de ne pas être suffisamment attentif à votre personne (il songea que la tournure était un peu lourde, mais ne corrigea pas). Depuis maintenant un mois que je vous ai donné congé, il ne se passe pas un jour sans que vous veniez me relancer. Ne pensez-vous pas que c'est désormais suffisant, un peu comme un préavis, pour pouvoir envisager et accepter cette réalité ? (le commerçant resurgissait).

   Vous m'avez dit l'autre soir que je vous avais jetée comme une vieille chaussette. N'exagérons rien, vous n'êtes pas si vieille et l'avenir a pour vous encore quelques jours devant lui (ça ne lui convenait guère, mais il poursuivit) et je reste persuadé que vous saurez me remplacer aussi rapidement que je vous ai quittée. D'ailleurs je vous y engage, pour votre moral et votre sérénité. De plus il me serait fort désagréable d'en informer Monsieur votre époux dans le cas où vous envisageriez de me poursuivre de vos assiduités. Auquel cas je me verrai contraint de rompre le contrat qui me lie avec sa société (ça, c'était envoyé, se dit-il avec un plaisir qui se prolongea en frissons).

   Oubliez-moi comme je vous ai oubliée et vous verrez que tout se déroulera naturellement, pour votre bien comme pour ma tranquillité. Adieu donc."

   Il manque quelque chose, marmonna-t-il relisant son courrier. Ai-je été assez odieux pour qu'elle ne m'importune plus ? La question posée n'attendait aucune réponse, il l'était de façon si instinctive qu'il n'avait nul besoin de forcer son talent. L'artiste parvenait au sommet de son art.

   Héritier d'une dynastie de commerçants, les êtres n'étaient pour lui qu'esclaves corvéables à merci. À l’instar d'une espèce d'émir fortuné dont il approuvait les frasques lues dans la presse. Adolescent, il avait su picoter le cou d'une femme de ménage avec la pointe d'une lame de couteau chauffée, lui, Monsieur Paul, à cause qu'elle refusait ses avances. Son père l'avait bien sermonné, mais mollement et la fille était partie. La suivante fut plus compréhensive. Un émir, il avait la fibre émiratie bien qu'il détestât les Arabes ; sauf les riches devant lesquels il se courbait lorsqu'ils pénétraient dans son commerce si modeste.

   Il manque quelque chose, insista-t-il dans son désir d'être sans concession. Il fallait qu'il appuyât sur la douleur. Guérir le mal par le mal. C'était cela.

   Alors en bas de la page il ajouta :

   PS : "ne m'écrivez pas, je ne répondrai pas à votre prose ; ne me téléphonez pas ni ne venez me voir, je vous ferai jeter dehors par mes vigiles. Encore un mot, ne tentez pas de chantage au suicide, ça ne marchera pas avec moi, faites-le."

   Ce qu'elle fit. Il n'en éprouva nul étonnement quand il l'apprit puisqu'il le lui avait conseillé et nulle componction puisque au fond, c'est ce qu'il pensait être le meilleur remède.

   * "Monsieur Paul" est un nom d'emprunt. Sa véritable identité est Franck Theopopoulos, français d'origine grecque par son père et ne possède aucun commerce. Actuellement chef de service au sein d'une collectivité territoriale, il espère une promotion grâce à sa grande compétence. En effet, la majorité des fonctionnaires qu'il dirige sont femmes et, misogyne les considérant avec le même intérêt qu'un poète un livre de comptes, il n'hésite jamais à mettre en pratique les suggestions de ses supérieurs, le félicitant de l'excellente tenue de son unité qui exécute le même travail avec moitié moins de personnel que lorsqu'il en prit la direction. En revanche le suicide de cette femme est parfaitement réel et les journaux, quotidiennement, nous en relatent d'autres exemples.