C'est l'histoire d'un jardinier qui régnait en maître sur un carré de terre grand comme un hexagone de poche, obtenu on ne sait trop comment, par manœuvres et promesses indélicates, semble-t-il. Il passait ses journées à regarder l'herbe pousser et en compter les brins, car il n'avait guère d'autre préoccupation, n'ayant aucun don pour la culture et surtout aucune disposition à s'instruire pour transformer sa jachère en riche potager, en petit parc à la française, en roseraie ou encore en jardin d'agrément. Simple d'esprit, il contemplait ses brins d'herbe et les comptait. Rien ne ressemble plus à un brin d'herbe qu'un autre, même si certains sont plus verts, plus grands, plus petits, plus prolifiques, réussissent mieux dans l'éclosion ou encore végètent par manque de soleil ou d'eau. Après tout, ces brins sont constitués d'éléments chimiques parfaitement identiques et seules d'infimes modifications architecturales dans leur composition font que certains de ces brins présentent des couleurs différentes. Globalement cependant, pour des yeux non pervers, ils se ressemblent.
  

   Notre jardinier, qui, à l'inverse, ne comptait pas ses heures à les recenser, s'était adjoint une cohorte de limaces pour le seconder dans cette tâche ingrate qui consistait à vouloir éradiquer les brins d'herbe qui ne lui convenait pas. Figurez-vous qu'il avait constaté que, immigrant d'un carré voisin, quelques brins de ce qu'il appelait de la mauvaise herbe, de la graine d'ivraie, venaient se glisser, portés par un vent dominant, entre les brins de son herbage. Sur les quelque soixante-cinq millions de tiges ligneuses, pâquerettes, bleuets et autres fleurs des champs qu'il était parvenu à mettre en friche — c'est vous dire son arpent — il en dénombrait, grosso modo, huit mille cinq cents qui n'étaient pas à sa convenance — c'est vous dire encore si le taux d'envahissement était proche de zéro. Nulle herbe voisine ne s'en était émue d'ailleurs, croissant paisiblement sans pâtir du manque d'espace ou d'engrais, exploitant différemment les ressources terriennes sans jamais se le reprocher mutuellement jusqu'à ce qu'il vocifère, perché sur un escabeau, dans un porte-voix dont la clameur décoiffa le crâne bien rond et chevelu des pissenlits qui envoyèrent de plus belle leurs akènes profiter des propriétés voisines. Mais il s'agit d'une histoire secondaire que notre jardinier ne voulait pas divulguer, se concentrant sur sa marotte : le renvoi de ces plantes indésirables. On s'est posé la question de savoir si tout cela n'était pas prémédité. Nous n'en dirons pas plus pour le moment.
  

   Comme il n'était pas aisé de reconnaître une si petite population herbeuse perdue dans l'immensité toute relative de son fief, il ordonna aux limaces susmentionnées — car il savait leur parler — d'aller à leur recherche et d'être sans pitié. Tout brin d'herbe ne correspondant pas aux critères de son herbier ne devait plus végéter devant son regard dédaigneux de la liberté des herbes. Les limaces devaient ronger les tiges jusqu'à la racine, de gré ou de force, afin qu'elles disparaissent. Comme il y avait autant, voire plus, de limaces que de ces herbes folles, le travail fut vite accompli. Toutefois, par un étrange phénomène non dépourvu d'ironie et uniquement compréhensible à celui qui sait réfléchir, personne ne put constater de différence avant et après le nettoyage herbicide. La scrofulaire et la pulicaire, qui s'étaient effarouchées dans un premier mouvement de rejet somme toute concevable pour des herbes peu amènes, en restèrent coites un bref moment puis réclamèrent un surplus de mesures lessivantes dans le sursaut d'égoïsme qui les caractérise. Les limaces s'activèrent, firent beaucoup de bruit (si tant est qu'une limace soit démonstrative), exécutèrent les ordres à la satisfaction du jardinier et se trouvèrent subitement démunies lorsque toutes les herbes montrées du doigt furent réexpédiées vers le néant d'où elles provenaient. On pense, sans en être sûr, que ces mollusques lorgnèrent également vers certaines tiges d'herbe autochtones, n'hésitant pas à vouloir les déchoir de leur statut indigène pour mieux s'en nourrir. Après tout, songeaient ces sbires, quelle que soit l'herbe le dîner est toujours plantureux.
  

   Les propriétaires des prairies voisines contemplaient en s'esclaffant tout ce remue-ménage, irraisonné et totalement stérile. Comme s'il n'y avait pas mieux et plus urgent à s'occuper, répétaient les esprits sensés, d'autant, ajoutaient-ils, que les limaces, en mangeant les herbes engloutissent aussi leurs graines insensibles aux sucs gastriques qui, dans les excréments qui suivent naturellement la digestion, trouvent le terreau idéal à toute semence pour une croissance libre et spontanée dans un aller et retour des plus naturel. Conséquemment, rien n'y fit, ni les limaces ni les moulinets colériques et exterminateurs du torquemada en chef dont on se riait sans se gêner tant il était devenu ridicule, certaines tiges s'en tordant sans vergogne, et la jachère hexagonale, peu de temps après, présenta la même physionomie que précédemment pour la plus grande joie des partisans d'une beauté multicolore et soucieux d'une liberté herbue.
  

   S'il y a une morale à cette courte fable, chacun saura la commenter. Pour ma part je préfère une prairie très contrastée à un gazon trop uniforme, la diversité, cet engrais de l'avenir, enrichissant autant le sol que la pensée