1

   Elle s'était assoupie dans la tiédeur d'un vieux fauteuil alors qu'il la regardait, femme âgée désormais dont les jours un à un, stériles, inutiles, profondément ankylosés, se vidaient au stock de son temps. Que restait-il d'elle dans cette apparence pitoyable d'une déchéance physique mais plus encore spirituelle ? Rien de ce visage rieur apparaissant quelquefois au travers la brume du souvenir ou resplendissant sur le papier jauni des photos noir et blanc d'un passé rayonnant.

   Sa mère somnolait tout le jour, absence entrecoupée de moments dichotomes où la parole surgissait incompréhensible sur des lèvres aux baisers toujours tendres.

   " Si mon père te voyait " susurra-t-il aux confins de la tristesse, " lui qui t'aima sans doute plus que tu ne l'aimas, ou du moins d'un amour égoïste – mais qu'en sais-je exactement ? Comment un enfant peut-il percer le secret de ce binôme géniteur hors quelques scènes vécues, accroupi attentif et apeuré dans l'escalier résonnant de leurs disputes ? – et qui jamais, malgré le succès qu'il avait auprès des femmes, ne se permit le moindre écart d'une fidélité promise. "

   " Maman, où es-tu maman ? soupira-t-elle soudain.

   — Que dis-tu, maman ?

   — J'appelle ma mère, elle devait venir.

   — Mais enfin maman, tu sais bien que grand-mère n'est plus là. Tu as rêvé peut-être.

   — Oh ! C'est vrai.

   Elle se leva, brouillée murmura-t-elle par ce rêve, ajoutant " J'ai faim ! " se dirigeant d'un pas frottant le carrelage vers ce qu'elle nommait " ce qui est rouge et bon ", la confiture qu'elle dégusta par petites cuillérées, petit Claude l’écoutant marmonner, comme autrefois à ses frères ou ses sœurs, les incitant à manger : une pour papa, une pour maman.

   Elle avait oublié son rêve, ne vivant plus que l’instant surgissant d’un passé révolu.

   Alors les souvenirs, maelstroms réels ou fictifs, balayèrent la mémoire de l’enfant devenu vieux, au regard de sa mère fixant la porte d’une éternité qui s’entrouvrait lentement.


          2


   Lorsqu'il revenait du lycée petit Claude avait faim. Quelle que soit l'heure de son retour – car en ce temps-là les horaires des cours jouaient à cache-cache avec ceux du temps libre et il n'était pas rare qu'une heure sans étude séparât les leçons de maths ou de français. Il en profitait alors pour sortir de l'établissement, ses pas le conduisant vers le pâtissier très proche où il achetait rituellement une espèce de baba au rhum en forme de pomme – quelle que soit donc l'heure de son retour à la maison, il dévorait.

   Son sac posé dans l'entrée, il monopolisait la cuisine pour chauffer une grande casserole de café au lait dans lequel, chaud et versé dans un bol, il plongeait longuement les tranches d'une baguette craquante chargées de beurre et de confiture. Il n'en laissait que quelques miettes qu'il abandonnait sur la table.

   " Mange ! " lui disait sa mère, " tu ne sais pas qui te mangera. "

   Petit Claude aujourd'hui la regarde et se dit que la déchéance lentement la grignote.

         

          3


   Petit Claude et son frère sont assis, attentifs, dans l’escalier qui mène aux chambres d’où l’on entend quelques bruits. Petit Claude n’est pas d’humeur joyeuse et les genoux à hauteur de poitrine, la tête penchée sur les bras croisés, il maugrée en son for intérieur.

   C’est que son univers se bouleverse et la journée fut morose. En revenant du lycée l’agitation régnait sous le toit maternel. À peine put-il goûter; le pain manquait et le reste de lait dans la bouteille en verre ne suffisait pas à son appétit juvénile. On ne se préoccupait plus de lui, il en était contrit.

   Les bruits dans la chambre du haut s’estompèrent peu à peu. Il n’entendait plus que l’écoulement de l’eau au robinet : le médecin devait se laver les mains alors que des cris fusèrent soudain.

   “Écoute-moi ça ! ” marmonna-t-il à son frère, sans surprise, comme un homme qui sait, “on dirait un chat qui miaule ! ”

   Leur mère venait d’accoucher.


          4

  

   Petit Claude est amoureux. Cynthia habite dans le château où ils sont invités aujourd’hui. Le colonel américain qui commande la base loue, à une vieille famille de la ville, la grande bâtisse et le parc tout autour. Pendant que les parents bavardent dans une langue qu’il comprend mal, lui et son frère jouent avec Cynthia. Elle possède une magnifique voiture dont ils se disputent la conduite dans les allées gravillonnées bordées d’arbres immenses ; la voiture, toute rouge, roule seule ; nul besoin d’actionner des pédales, son moteur n’est pas les jambes des enfants, il est électrique. C’est merveilleux.

   Mais Cynthia, qui se lasse déjà, les entraîne vers une salle du château où elle pénètre sans prêter attention aux multiples jeux qui la meublent. C’est la caverne aux trésors somptueux. Jamais son frère et lui n’ont vu tant de choses avec lesquelles ils peuvent s’amuser, eux pour qui Noël précédent n’avait apporté qu’un simple jouet de bois ; il y a ici des trains, des dînettes, des tentes, des objets qu’ils n’ont jamais vus, comme cet immense écran blanc posé devant une boîte grise ou la grande armoire aux formes arrondies dans laquelle ils trouvent des sodas frais. Tout est émerveillement, ils en restent béats.

   Malgré les paroles – incompréhensibles, elle parle trop vite – de Cynthia, les enfants s’installent sur des chaises et admirent sur la toile tendue des images qui bougent. C’est un film muet où l’acteur, sans jamais sourire, ne fait que des bêtises qui les font rire comme des enfants heureux.

   Et petit Claude est heureux, il vit un conte magnifique assis à côté de Cynthia, sa princesse trônant au milieu de trésors inconnus. Parfois, tout en riant, il se penche vers elle et frôle son épaule. Cette nuit il rêvera qu’il la sauve d’épouvantables dangers, seule, perdue dans un bosquet, pleurant plus que de raison.

   Mais surtout, demain, il demandera qu’on lui achète un projecteur.


          5


    Quand il revint de la colonie de vacances Petit Claude pleura, à faire sourdre à nouveau le ruisselet tari par la sécheresse estivale, derrière la maison.

   “Qu’as-tu ? demandait sa mère anxieuse.

   — Laisse ! répondait dans un sourire son psychologue de père. Ça passera !

   Non, ça ne passera pas ! pensa-t-il, soudain rageur.

   C’était son premier vrai chagrin d’amour.

   En revenant d’une marche dans les montagnes basques, elle s’était mise derrière lui et l’avait attiré vers elle avec son écharpe, se collant à son dos en l’embrassant dans le cou. Son cœur s’était transformé. Ils s’étaient pris par la main, avaient laissé les autres s’éloigner et profitant de cette apparente solitude avaient échangé un long baiser, doux, tendre et brûlant. Son premier vrai baiser. Son premier véritable amour. Et il n’acceptait pas de ne plus la voir, la caresser, l’embrasser. C’était si bien avec elle. Il pleurait, mais aussi il s’irritait.

   Dans l’autobus qui les ramenait du Pays basque, lorsqu’elle était descendue au premier arrêt et qu’elle lui avait dit au revoir en souriant, il aurait tant aimé la garder près de lui. On s’écrira, lui avait-elle murmuré. Jamais il ne reçut une quelconque lettre.

   “Elle ne sait peut-être pas écrire”, philosopha son frère mis dans la confidence.

   Puis les jours passèrent et l’oubli déposa son ombre sur le visage aimé. Pas tout à fait pourtant. Comme ce soir où, seul avec sa mère enfin endormie, il revoyait la petite silhouette brune à ses côtés.

   Plus tard, lorsqu’il devait connaître tant de ruptures, l’ombre se dissipait et faisait rejaillir cette infinie tristesse que partageait une irréductible colère.

   L’amour, décidément, ne lui était pas propice et il triomphait mieux dans les jeux de ballon, en bas de la rue, sur le terrain vague où les filles n’étaient pas admises.

   Il n’aurait plus manqué que ça !