Depuis son plus jeune âge les femmes attiraient son regard. Il aimait cette sensualité se dégageant d’elles, cette fragrance encore inconnue de son enfance. En la regardant se mouvoir entre les tables du café il se rappela ces instants de profondes jouissances lorsque vers l’âge de quatre ans, aux pieds d’une femme, après le lui avoir demandé — mais qui était-ce ? Son souvenir ne discernait que ces jambes qu’il caressait, le visage s’absentant dans l’oubli, ne sachant plus que distinguer l’objet de sa passion printanière — de bien vouloir le laisser mettre les bas qu’elle s’apprêtait à enfiler. Son rire ruisselait toujours dans les sous-bois de sa mémoire, comme en cet instant magique où elle accepta ce jeu d’enfant. Il ressentait encore dans sa paume le soyeux de la matière ; il entendait le crissement extrêmement léger de la soie ; il devinait toujours le galbe du mollet qu’étreignait sa main contraignant le vêtement à l’intimité de la chair, malgré çà et là quelques légères béances qu’il s’efforçait de comprimer, jeune esthète insatisfait de son œuvre.

   Elle s’était assise non loin de la table où refroidissait le moka d’Éthiopie que le vieil homme avait pour habitude, chaque matin, de venir déguster, ici, dans ce décor de formica où il s’attardait parfois pour observer les employés des bureaux voisins venir s’y détendre. Il la connaissait, sachant jusqu’au diminutif avec lequel ses collègues de la banque la hélaient. Peut-être même lui avait-il déjà parlé à “Caro”, lui prêtant le journal ou pronostiquant le temps de la journée. Mais ce matin, il regardait sa silhouette s’éloigner vers le fond du bar, d’un pas rapide et volontaire, femme dans la quarantaine au corps ondoyant avec juste ce qu’il fallait de rondeurs éclatantes. Ses cheveux méchés flottaient comme l’espérance.

   Toujours il avait désiré ces femmes à l’acmé de leur plénitude. Plus jeunes, elles sont légères, passagères et insouciantes; plus âgées, elles commencent à gémir. La femme de quarante ans est au sommet de sa beauté, de son désir et de ses certitudes. D’ailleurs, la première qu’il connut, celle qui sut mieux que toutes lui enseigner l’art d’aimer, qui sut maîtriser ses ardeurs, prolonger sa jouissance, c’était elle, la femme dans l’été de sa vie. Celle qui lui dit aussi, tendrement, ce qu’il fallait de ce soupçon de générosité pour ne pas songer qu’à sa jouissance et donner à l’autre ce plaisir qu’il aimait recevoir. Il devait avoir seize ans, et des amis de ses parents, venus une après-midi de septembre, s’étaient attardés jusqu’à ce qu’il revînt du lycée. Il s’était assis dans le canapé près de l’épouse, ce canapé étroit où la béatitude de la sentir si proche l’envahissait, s’approchant insensiblement de ce corps généreux dont il sentait la cuisse frôler la sienne. Elle ne s’éloigna pas; sa chaleur le pénétrait, raffermissant sa velléité de presser un peu plus son genou contre le sien, puis s’en éloigner et s’en rapprocher encore. Elle répondit par un contact léger de la main dans le mouvement naturel du corps se replaçant sur un siège. Cette main qu’il put prendre un instant pour la quitter, la caressant. La suite ne fut que longs mois de plaisir.

   Il en avait aimé de ces femmes, symboles de la terre nourricière, Cérès généreuses aux offrandes somptueuses qu’il avait su dompter, apprivoiser, assouplir et laisser lascives et attendries, indolentes et apaisées dans l’abandon des paupières closes et des pommettes délicatement roses.

   Puis le temps avait semé sa mauvaise herbe sans qu’il s’en aperçût véritablement. Il avait poursuivi la quête de son Graal au hasard de ses rencontres sans songer un instant que l’âge le conduisait vers le déclin. Mais elle était là aujourd’hui. Elle revenait vers lui avec ce sourire aussi pétillant qu’un vin d’Italie, une grâce aussi parfaite que celle de Vénus peinte par Botticelli. De nouveau le feu embrasa sa passion, et malgré le miroir posé le long du mur, il lui sourit et bredouilla quelques mots : “nous pourrions peut-être nous revoir ailleurs”. En les prononçant, il devina qu’ils étaient stupides. Il voulut toutefois qu’elle répondît “oui”, mais le sourire n’abandonnant pas son regard, elle lui susurra gentiment, oh ! très gentiment, qu’elle ne pouvait pas. Pour la première fois, il n’insista pas, las peut-être ou subodorant que l’image qu’il avait entrevue dans le miroir n’avait pas été son complice. Décidément son moka était devenu trop froid pour le finir et l’apprécier. L’abandonnant, il se leva tout en s’excusant auprès d’elle. “Mais non, ne vous excusez pas”, lui dit-elle avec cette intonation qu’il nota comme une souffrance en elle, car son sourire s’évanouissait.

   “Si tu savais, petite”, se disait-il en s’éloignant, “tout le bonheur que j’aurais pu te donner”. La tendresse l’étreignit, à le faire frissonner. Il était heureux pourtant et les passants n’étaient que des ombres. Oui, si tu savais !